L'homme en creux

Guy Mandery

"L'homme en creux" ou "Le reportage dans le paysage"

En France, où l'on est très attaché à une certaine tradition humaniste dans la photographie, certains s'inquiètent de la multiplication des travaux photographiques sur le paysage, les lieux, l'architecture, l'espace. Comme si l'on assistait à une dérive formaliste, à un désintérêt pour les problèmes humains traditionnellement traités par le reportage. Ces deux séries de photographies de Jean-Christophe Ballot démontrent qu'au contraire, on put photographier des architectures sans le moindre personnage, et être au coeur des préoccupations humaines les plus graves et les plus brûlantes.

Qu'il s'agisse des habitations troglodytes de Cappadoce ou des frêles constructions du Niger, c'est égal : il n'y a pas d'âme qui vive, et pourtant, jamais photographies ne nous ont aussi fortement parlé de l'homme en situation précaire, de l'homme menacé.Architectures de branchages sur fond de scène coloniale, déploiements de jute troué estampillé authentique d'aide humanitaire occidentale, échelas qui ne soutenez aucun fruit, abris qui ne protégez de rien, arc-boutants de bâtons tordus pour tonnelles en lambeaux, rares édifices en dur marqués de la croix ou du chiffre du Comptoir Français d'Afrique Occidentale, comme vous parlez clair ! Ou plutôt, comme vous criez fort ! Car il n'est que trop facile d'imaginer ce que peut être la vie dans le décor que vous reconstituez !

Avec beaucoup d'espace vide, et seulement quelques éléments épars, (quelques "pièces à convictions" auraient dit les surréalistes lorsqu'ils commentaient les photos d'Atget) ces images nous en disent, et nous en laissent imaginer cent fois, mille fois plus que toutes les photos-choc dont on nous abreuve. Elles nous parlent beaucoup mieux que toutes ces mères-à-l'enfant décharnées, ces squelettes à la main tendue, qui après avoir fait le Journal de 20 heures, puis les magazines de la télé, montrent leurs qualités photographiques dans les revues du même nom, avant de finir posters dans les carteries du quartier des halles.

La supériorité des images de Ballot sur les photos d'enfants mourrants, c'est qu'au lieu de me brouiller les yeux d'émotion, elles m'emmènent un peu sur le chemin du pourquoi et du comment. Alors que mon regard s'arrête sur la peau fripée du bébé rachitique, ces constructions de courant d'air me font parcourir l'espace et le temps pour me dire la colonie, le sous-développement, les carences, la vie difficile et fragile. Ces semblants de boutiques, ce spectre de marché, nous donnent le ton, la clé de lecture de la situation de tout le monde, de toute une partie de l'humanité. Sans doute parce que l'habitat de l'homme, l'environnement qu'il se donne, ou qu'on lui impose, expriment plus complètement, plus clairement surtout, sa condition, que ne le fait la représentation de son aspect physique.

C'est peut-être la caractéristique majeure du travail de Jean-Christophe Ballot que de nous parler très concrètement des hommes en ne nous montrant que les architectures qu'ils produisent. Il l'avait déjà fait de manière magistrale avec Berlin, où une alternance de vues urbaines et d'intérieur du zoo, évoquait irrésistiblement et de manière quasi hallucinatoire un certain moment de l'histoire allemande. Phénomène qu'il explique lui même parfaitement : "construction de 'être humain absent, de susciter l'illusion de sa présence et ainsi de provoquer un trouble indéfinissable".

A la fois architecte et cinéaste, il est bien compréhensible que Ballot bourre ses photographies d'espace et de temps. Avec les images d'habitations troglodytes, c'est surtout dans ce dernier registre que se joue la partition. Parois d'ombre que trouent ça et là des failles, ventres primitifs de divinités chtoniennes, anfractuosités creusées de la main de l'homme, ces latomies nous transportent au milieu d'un peuple d'hommes et de femmes courbés avec, au ventre, d'ancestrales peurs. Même si de nombreux habitats troglodytes ont été occupés jusqu'à récemment, nous sommes à l'aurore de l'humanité, quand les dangers étaient à la mesure de ces épaisseurs de pierre et de roc. Ici et encore les photographies ressuscitent, au-delà des noirs et gris qu'elles étirent sur le papier bromuré, les fantômes qui ont habité ces lieux. Elles nous parlent d'un état de civilisation, d'un mode de vie, d'une façon d'être, mieux que cent traités d'archéologie et d'anthropologie réunis.

Car ces habitations, comme tout ce qui constitue le paysage, sont des produits de l'homme, de son activité. Comme tels, ils constituent des signes, un ensemble de signes, la forme en creux de l'homme, que les photographes de paysage et d'architecture nous donnent à lire. Et qui, si nous savons les lire (il suffit le plus souvent, de disposer d'un peu de temps, d'attention et de bonne volonté) nous disent l'homme dans le monde aussi bien que tous les reportages. Ce qui change peut-être le plus notablement d'avec les reporters, c'est le champ englobé par l'objectif.L'attention n'est plus seulement sur l'individu, elle englobe plus large, elle s'intéresse à ce qu'il faut bien appeler, au risque d'être pédant, les écosystèmes. Parce que nous prenons conscience en cette fin de siècle, que le bien-être de l'homme dépend autant de leur équilibre que des rapports sociaux à l'intérieur du groupe dans lequel il vit. Car c'est peut-être tout le groupe dont la vie est menacée.

La photographie de paysage et d'architecture n'est pas nécessairement vouée à l'embellissement et à la joliesse. Les meilleurs des artistes qui la pratiquent sont tout aussi "concernés" que bien des reporters dont on loue l'engagement. Jean-Christophe Ballot en est la preuve manifeste.

Guy Mandery

Paris, Février 1992