"Chemins qui ne ménent nulle part"
"entre deux prés, "
"que l'on dirait avec art"
"de leur but détourné, "
"chemins qui souvent n'ont"
"devant eux rien d'autre en face"
"que le pur espace"
"et la saison. "
Rainer Marie Rilke
Jean-Christophe Ballot aime les villes. Voilà un peu plus de dix ans quand je l'ai rencontré à la Villa Médicis, il venait d'achever une série sur Berlin et il photographiait Rome. Aujourd'hui en 2002, il parcourt les rues d'Issy, promeneur attentif qui laisse venir à lui les espaces intérieurs et extérieurs des villes. Entre temps, avec son appareil photo ou sa caméra, il a suivi d'autres chemins. Il a plongé au plus profond d'architectures comme celle du Louvre ou de la Bibliothéque nationale, il a parcouru les itinéraires de Saint-Jacques de Compostelle ou cherché l'esprit du mont Athos. Il a fait le portrait des bordels de Surabaya, du plus riche au plus pauvre, il s'est laissé entraîner dans l'eau grande de la Maine prés d'Angers où la fluidité des crues questionne l'enracinement de l'arbre et le mouvement du ciel. Il a, depuis nos premiéres conversations, multiplié les champs de ses interrogations, de ses expériences, avec sans cesse, cependant, ce retour à la ville comme les ponctuations d'une recherche qui n'a qu'un seul maître : l'espace et les vies intenses qui le font exister.
Au premier regard, quand vos yeux se posent sur une photographie de Jean-Christophe Ballot, vous constatez l'absence de toute présence humaine. Deux interprétations sont alors possibles. La premiére est d'imaginer la poétique d'un monde déserté, d'un monde spectral où ne demeureraient plus que le décor, les ombres des passages, les constructions vides d'une terre sans hommes. La deuxiéme est de considérer que se tient devant vous une photographie passionnée d'architecture qui comprendrait, avant tout, la réalité grâce à son bâti historique ou contemporain. Signifier Bratislava, Casablanca, Issy serait les exprimer grâce à leurs urbanismes, aux travaux de leurs bâtisseurs. Connaître une ville serait la présentation du constat subjectif de ce que les hommes ont édifié pour un usage ou un autre.
Le choix pourrait s'énoncer ainsi si les photographies de Jean-Christophe Ballot se satisfaisaient d'un simple coup d'oeil. Il n'en est rien et le fait de s'y attarder congédie les deux hypothéses. Son oeuvre n'est ni un discours sur l'aliénation ou la déshumanisation ni un travail documentaire sur les différentes formes de la cité.
Les photographies de Jean-Christophe Ballot ne se comprennent que si nous leur donnons leur temps ´ leur saison, dirait Rilke et leur espace qui est celui de la contemplation. Au fait, que nous apprend cette contemplation ?
En premier lieu que dans une civilisation de production et de consommation expéditive d'images, l'art nous informe que notre seule chance de ne pas en devenir les jouets est la pose, la lenteur de notre regard qui observe et relie.
L'art nous permet, également, de comprendre que nous n'observons jamais une image sans notre histoire, notre mémoire qui investissent chaque lieu et, particuliérement pour nous les citadins, les constructions portant les traces du passé, de nos vies et des vies qui nous ont précédés. S'avancer dans les rues, pénétrer dans les bâtiments publics ou privés c'est entrer en eux avec le théâtre de nos souvenirs. Il donne sens à une carriére souterraine semblable à une grotte archaÔque à des objets déposés sur la table d'un jardin qui reconstruisent les chantiers et les forêts de l'enfance à l'opposition entre les fragilités émouvantes d'une forme humaine sculptée et une structure géométrique lumineuse qui induit un ordre abstrait et absolu. Cette derniére image, particuliérement réussie, prise au musée d'Issy-les-Moulineaux, peut être lue comme le simple instant d'existence d'une statue à une heure particuliére d'un jour et d'une année ou comme une étonnante synthése entre deux visions du monde, deux interprétations de la matiére et de l'être proposées par l'art. Sans savoir précisément de quoi et de qui il s'agit, troublés, nous imaginons Auguste Rodin et Mondrian, deux maniéres de concevoir le réel, de comprendre et de saisir l'espace. L'espace ou plutÙt les espaces, leurs oppositions, leurs tensions, leurs comportements, leurs mystéres, leurs lumiéres, leurs rythmes qui sont le sujet majeur de l'oeuvre de Jean-Christophe Ballot.
Si la plupart de ses photographies sont ´ vidées d'individus, si nous éprouvons ce travail du vide entre un plan et un autre, dans une fenêtre ou une lueur au fond d'une chambre, c'est pour d'autant mieux s'y projeter.
Nous entrons sur une scéne et rien ne nous interdit d'y pénétrer, d'aller et venir. La composition est conçue de telle maniére que notre regard ne cesse de circuler. Il tourne avec une courbe de béton. Il s'arrête à angle droit. Il change de substance quand il rencontre l'obscur, il file sur un plan incliné, il s'accroche à un portant jusqu'à toucher le ciel et, peut-être, y plonger pour se rétablir plus bas, souple comme un félin, sur le bord d'une marche d'escalier
Dans ces volumes, notre corps posséde une liberté infinie. Nous reconnaissons les espaces, chaque jour parcourus, mais la vie qu'ils recélent et que nous n'avions pas su voir nous propose une liberté de mouvement qui les métamorphose. Avec cette oeuvre, nous ne possédons plus seulement notre corps de promeneur ou d'usager mais la jouissance d'une virtualité de corps innombrables qui se servent de cette vision de l'espace dont l'imaginaire et la fiction se sont emparés. Il peut paraître étonnant d'évoquer ces relations, ces dynamiques, dans un monde d'objets, un monde de structures, un monde qui semble immobile mais ce ne serait pas voir que chacun de ces éléments ne sont plus eux-mêmes mais les acteurs vibrants des photographies de Jean-Christophe Ballot. Comme un metteur en scéne, aprés qu'il ait écouté la ville, qu'il se soit pénétré de sa nature, qu'il ait choisi ses lieux comme significatifs d'existences, d'expériences et de mouvements profonds, il fait ´ jouer non des personnages, des psychologies mais le minéral, les ombres, les matériaux, les lignes, les lumiéres, tous les motifs qui sont ses véritables acteurs. Ce sont eux qui, dans chaque image, nous attendent et nous proposent narrations et arguments.
Ainsi, comme chez Rilke, ce qui nous entoure et qui semblait inanimé se change en réel vivant. Le créateur nous accueille et nous entraîne vers une richesse accrue de sentiments. Ici nous serons nostalgiques, là exaltés, ici craintifs ou recueillis, là calmes ou intrigués, ici iconoclastes ou amoureux, là admiratifs ou humbles, ici inventeurs, là contemplatifs. Chaque scéne surgit comme en un opéra ou comme un lieu amitié par les personnages d'un conte ou d'un journal de voyage de Daniel Defoe. une fiction discréte, exigeante, secréte, s'est emparée du réel et la ville est une révélation construite. Par l'absence de l'image de l'homme, l'homme est rendu à lui-même, à cette capacité qu'il a d'être l'âme de ce qui l'environne et qu'il accompagne dans chaque objet.
une fois encore, comment ne pas penser à Rainer Maria Rilke écrivant :
"N'es-tu pas notre géométre"
"fenêtre, trés simple forme"
"qui sans effort circonscrit"
"notre vie énorme ? "
Jean-Christophe Ballot est l'héritier de cette vision comme de celles d'autres photographes : Atget, Frédérick ou Walker Evans, Charles Clifford, Luigi Ghirri mais aussi, plus proches, Hans Aarsman ou Lewis Baltz. Il est l'héritier d'une vision du monde qui, parce que silencieuse, se peuple d'histoires que chacun invente. Il conçoit une photo qui, sans en avoir l'air, se propose à nous comme un miroir.
Maître de la composition, son ambition est que dans chaque image de la réalité contingente, se crée un ensemble spatial qui, par sa construction, atteindra l'intensité d'une présence intemporelle. Bien mieux que toute description, elle révélera peut-être ce que nous sommes mais surtout, par le regard, ce que nous pouvons devenir au sein des lieux que nous habitons.
Olivier Kaeppelin