Paysages avec figures absentes

François Barré

Paysage avec figures absentes

Tant de mains pour transformer ce monde, et si peu de regards pour le contempler.Julien Gracq, Lettrines

Ce titre, je l’emprunte à Philippe Jaccottet, tant il entre en résonance avec le travail de regard de Jean-Christophe Ballot. Ce qu’il donne à voir c’est le mystère d’une mémoire inscrite au centre d’un espace vide, au cœur d’un bâtiment imposant, connu de tous en son extérieur mais dont l’intérieur n’était vu que par ceux-là qui y travaillaient. Ce grand navire enserré dans les murs de Laprade et la mythologie de la forteresse ouvrière, vivait d’une force productive intense, dans le vacarme et la chaleur, les émanations et les agitations incessantes mais ordonnées. Cet ordre bruissant, cette énergie vitale, ces boucles d’un travail continu qui unissaient le jour à la nuit, le ciel -peuplé d’objets étranges posés sur un toit terrasse vaste comme un pont- aux tréfonds où les voitures tournaient ; ce mouvement savant des hommes assemblant, montant, peignant, essayant, vérifiant, orchestrant le changement à vue, d’étage en étage, de véhicules en devenir livrés à la ville et à la route via le fleuve et ses barges, cet ordre là échappait aux regards. Cette occultation qui demeurât jusqu’au terme –la fermeture de l’usine de l’Île Seguin en 1992- conférât à l’Île une aura, un voile laissant deviner une âme collective, entraperçue sur le pont Daydé, dans les cortèges des entrées et des sorties, dans les comptes-rendus et parfois les images des meetings et des assemblées générales tenus à l’intérieur, sur « l’esplanade », aux pieds des locaux syndicaux.

Curieusement, l’usine resta tout aussi mystérieuse après sa fermeture, comme si un destin la maintenait secrète, hors de toute vue. Notre culture qui aime le patrimoine et chérit l’esthétique de la ruine, s’en écarte cependant lorsque celle-ci concerne un bâtiment industriel, fut-il monumental. Apparaît alors dans la conscience collective ce qu’on appelle en matière agricole, une déprise, non pas un désamour, mais une sorte de changement de régime. Les entrepreneurs croient au mouvement et non à l’arrêt sur image et à la commémoration. On ne visite donc pas de ruines industrielles, tant celles-ci pourraient apparaître comme le signe d’un échec ou d’un abandon ; ou simplement parce qu’elles sont encore fraîches. Les ruines anciennes (à Montmajour ou à Jumièges) vécurent un long temps de dégradation et de vermoulure avant de connaître la respectabilité de la ruine historique, entourée de soins et protégée. Ce délai nobiliaire n’a pas cours dans l’industrie, dont les bâtiments sont souvent recyclés mais presque jamais laissés en l’état ; traces immuables perpétuant une histoire du travail et de la production. Je ne connais qu’un exemple contraire d’affirmation de la noblesse du vestige industriel : le projet des architectes hollandais de l’agence MVRDV pour le lavoir à charbon de Montceau-les-Mines, désossant une partie de la structure et laissant à jamais la végétation croître et s’étendre. Viabilisée et sécurisée pour accueillir du public, l’Île Seguin aurait constitué une admirable ruine, une cathédrale industrielle ouverte aux frimas et aux souvenirs. La symbolique du mouvement, du projet urbain et de la continuité par l’invention a prévalu pour appeler la naissance d’une Île des Deux Cultures. Aussi importait-il que l’image demeurât de ce qui allait disparaître et qui n’avait pas été vu. Dans d’étonnantes conditions de rapidité et de travail groupé, quelques photographes purent être autorisés à fixer cette vacance solennelle et fragile d’un bloc de mémoire en voie de disparition.

Jean-Christophe Ballot, plus que tout autre, portait en lui et avait su développer l’expérience d’un regard sondant ce que le vide recèle d’invisibles présences et les restituant par l’image -apparues et comme sorties du passé- non par le truchement d’une matérialité visible de figures et de traits mais par l’esprit flottant, d’un climat, d’un air –éther et musique à la fois- et d’une architecture de l’espace recomposé. Etre tout uniment photographe, architecte et cinéaste, relève d’une alchimie rare propice à l’intelligence des lieux et à l’examen de cette couche sensible, imperceptible, où gîtent les mémoires et les ombres. Jean-Christophe Ballot avait auparavant photographié Berlin avant la chute du mur, le chantier d’aménagement intérieur du grand Louvre, le déménagement de la bibliothèque nationale de France ou l’aciérie désaffectée d’Ostrowiec en Pologne, exprimant ainsi l’attention vive portée à la métamorphose. Il avait d’ailleurs présenté à Lille en 2004 une exposition intitulée « Œuvres en métamorphoses ». Quelque chose de l’ordre de la mutation et de la trace est à l’œuvre dans son travail. Cette inclination se retrouve dans nombre de ses créations révélant un rite de passage, tantôt purement spirituel au travers des mantras (émanation matérielle de l’esprit), des vanités, ou encore de ce qu’il appelle des espaces limites et des mémoires de pierre ; tantôt plus proche de grands paysages de notre temporalité comptée dans la découverte des ports, des gares, des lieux vacants (notamment industriels). A l’opposé du photojournalisme, son œuvre ne s’inscrit en rien dans l’actualité, mais en-deçà et au-delà dans une « distance historiée », selon sa propre expression. Jean-Christophe Ballot a passé trois jours sur l’Île Seguin, seulement trois jours puisque telle était l’étrange règle imposée par Renault. Usant de deux médias pour faire connaître son travail, l’exposition et le livre, il en use différemment et savamment. L’exposition à l’Espace Landowski de Boulogne-Billancourt lui permet de disposer les œuvres sous la forme d’un parcours alternant les rythmes (des images entre elles et dans leur relation à l’espace), les couleurs (le noir et blanc y jouant évidemment son rôle), les cadrages et angles de vue (de telle manière que la découverte des images soit progressive et non immédiate). Ce qu’il révèle est tout simplement magistral, à l’aune même de la splendeur des espaces visités et de leur poids de paroles errantes et de récits inachevés. Rien de nostalgique en cela mais un relevé (pour dresser ce qui tombe), un prélèvement (comme un dû qui doit revenir), et une invention (afin qu’apparaisse le réel).

Précipité de temps accumulé, d’objets et de charpentes, de vides et de silences, de lumières et de ténèbres, l’Île Seguin, traversée par les vents, violentée en ses fenêtres brisées, ses machines abandonnées, ses piles sectionnées et ses escaliers incertains offrait la vision d’un paysage paradoxal annonçant la mort et ses désordres mais encore structuré par son vide central, une échelle monumentale des espaces et une forme indicible de stoïcisme que les rares visiteurs pressentaient comme une résistance ultime et l’attente d’un futur. Jean-Christophe Ballot sait donner lieu, littéralement, et se pose une question vitale pour un créateur : « Pourquoi, alors qu’il n’y a aucun événement, décider soudain que là et maintenant les éléments me semblent réunis pour que je fasse une image ? ». La notion de vide central, de vide structurant est pour lui essentielle, comme elle l’était pour Roland Barthes analysant dans L’Empire des signes la structure topographique et symbolique du vide central de Tokyo « habité par un empereur ». Il y a en effet une présence dans cette centralité de la construction, une présence de l’absence qui habite et charge l’image en même temps qu’elle la construit. Chaque image est composée, jouant de ce vide, des lignes de fuite ou encore dans un autre rapport du fond et de la figure d’une verticalité centrale.

Si l’on chemine de page en page et de photographie en photographie, on retrouve cette architecture de l’image et cette absence présente ainsi que le sens d’une architecture propre au livre. Une première observation tient à la place des photographies en noir et blanc dans le cours de la « visite ». Minoritaires, elles apparaissent comme des jalons, non pour le repos mais pour l’accentuation, le tempo. Elles apportent aussi leur capital de lumière, cette façon diffuse de nimber l’espace et de l’embrunir simultanément, comme un charbon dont la noirceur a des éclats. Cette science de la lumière, volume à l’état gazeux, structurant l’espace architectural et photographique est sans cesse invoquée par Jean-Christophe Ballot citant la formule fameuse de Le Corbusier L'architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière. Ce pourrait être une définition pertinente de son travail sur l’Île Seguin et plus généralement de son approche de tout espace à construire visuellement, et de son questionnement sur la nature d’un « lieu ». Il y a presque toujours chez lui une aspiration, une inspiration même, vers la clarté ; la recherche d’une bouche de lumière venant éclairer (sens et sensibilité) l’ensemble d’une composition. D’autres éléments servent à constituer un espace, à le qualifier et à le structurer. Il y faut une analyse de leur spécificités et une hiérarchie de leurs positionnements ; en un mot un ordre. La représentation, c’est à la fois selon Le Robert Le fait de rendre sensible (un objet absent ou un concept) au moyen d'une image, d'une figure, d'un signe et au théâtre l’art même, totalement opposé, selon Artaud, à la simple présentation. C’est dans cet écart entre présentation et représentation que se meut la création artistique. Jean-Christophe Ballot sait cela et le vit dans une exigence constructive. Il y a dans ce qu’il donne à voir de l’Île Seguin une dramaturgie et une vision.

Ainsi peut-on percevoir comme un ordre scénique l’organisation horizontale des avant-plan, plan central (comme un lit creusé) et arrière plan fuyant vers un bloc axial de lumière en fond de scène et précédés d’un narthex sombre qui appelle soudain une métaphore religieuse et nous renvoie à la cathédrale et à sa nef (page 13) ; ou encore, selon les mêmes règles perspectivistes, une architecture centrale baignée d’une lumière zénithale mais précédée d’un premier plan obscur laissant deviner des rampes de lumière en attente d’un spectacle, à moins qu’une fois encore ce soit le narthex annonçant la nef (page 11). D’autres fois l’organisation peut être verticale tout en évoquant les mêmes structures de contemplation des lieux spirituels (que Jean-Christophe Ballot a beaucoup visités et « représentés ») et scéniques. Ainsi découvre-t-on un espace de cintres nimbé d’une lumière qui ne vient pas du ciel mais du bas, du sol et peut-être d’une fosse entrevue, tandis qu’en remontant dans un jeu de piles et de câbles, un rouage central fait le lien avec les noirceurs du dessus (page 39 en noir et blanc) ; ainsi dans un espace cadré en ses quatre côtés lit-on une profondeur et une élévation : une peinture murale centrale, trace d’une représentation industrielle autrefois donnée, inscrite entre deux objets/machines, au sol une turbine et verticalement dans le même axe, suspendue à une poutre haute, un crochet ressemblant à une ancre doté d’une mystérieuse grâce ornementale (page 36) ; tout un peuple de tuyaux, d’extracteurs, de tubes, de piles, de hottes oriente ou désoriente l’espace, le verticalise en devenant colonnes dans un ordre industriel avoisinant dans l’histoire de l’esthétique les corinthiens et les ioniques et traçant au centre de la composition une ligne de clarté (pages 16 et 29) ou le coude soudain le faisant à la fois vertical et horizontal (page 27). Le rapport fond-figure est constitutif d’une œuvre comme d’un langage. On en trouvera un magnifique exemple dans la superposition de fond à surface, de haut à bas, d’occultations et d’ouvertures, de masses et de lignes, de formes orthogonales, d’obliques et de courbes dans la double page 40-41.

Ce travail d’extraction et d’inventaire met le créateur face à des ensembles d’une nature étrange, objets, signes, architectures, ou le tout ensemble ; formes et volumes énigmatiques, assemblages, figures et installations répondant aux Moules Mâlic et à la Broyeuse de Chocolat de Marcel Duchamp, sortant de leur utilité industrielle pour devenir à leur tour d’altières machines célibataires. Parfois cette révélation ressemble à un écorché, coupe et découpe (comme un encadrement entre deux rideaux) d’un cône posé et centré, troué de lumière, empli d’un contenu hétéroclite de rampe, de hublot, d’armoire électrique, de caillebotis (page 24-25). Le toit dont je me souviens l’avoir arpenté maintes fois comme on circule sur le pont d’un vaste paquebot recèle une collection d’objets introuvables faisant la haie de part et d’autre de l’espace central (pages 30, 31, 32, 33).

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L’espace est polysémique et sans doute aussi polyphonique. Jean-Christophe Ballot sait et sent cela, qui croit aux mystères et aime les polyphonies. L’art consiste justement à proposer une image qui appartient à un ordre contemplatif, qui « prend » du temps et vient de loin, échappe à toute forme de mode ou d’injonction visuelle et semble habité par l’absence de l’homme. Le miracle de la présence des lieux est souligné par le pathos de l’absence de l’homme écrit-il. Gilles Deleuze a évoqué cela en analysant ce qu’il appelait l’énigme de Cézanne L’homme absent mais tout entier dans le paysage. Aucun personnage dans les photographies de l’Île Seguin mais les hommes tout entiers dans le paysage. Ces espaces délaissés étaient dans l’attente d’un éveil, d’une vigie qui saurait sous le désordre apparent révéler un ordre caché. Jean-Christophe Ballot a réalisé cette transfiguration et cré cet ordre qui soudain nous apparaît comme une évidence. Mais il ne suffisait pas de rassembler les parties éparses (morceaux d’espace et de temps) d’un puzzle abandonné là et de le reconstituer. Il n’y a pas reconstitution d’une vérité préexistante et unique mais constitution d’une figure nouvelle. Ce que Jean-Christophe Ballot a constitué n’appartient qu’à lui. D’autres figures étaient possibles et d’autres, qui sont passés aux mêmes endroits, ont vu différemment ou peut-être n’ont pas vu. Cette différence, c’est la grâce et le talent.

François Barré