Le parfum du silence
« Sensible… s’acharner à être sensible, infiniment sensible, infiniment réceptif. Toujours en état d’osmose. Arriver à n’avoir plus besoin de regarder pour voir. Discerner le murmure des mémoires, le murmure de l’herbe, le murmure des gonds, le murmure des morts. Il s’agit de devenir silencieux pour que le silence nous livre ses mélodies, douleur pour que les douleurs se glissent jusqu’à nous, attente pour que l’attente fasse enfin jouer ses ressorts. »Léon-Paul Fargue, préface au « Piéton de Paris », 1932
(…)Au travers d’une démarche d’inventaire rejoignant sa propre fascination pour la collection, la réserve muséale et le cabinet de curiosité, Jean-Christophe Ballot est amené à dévoiler les coulisses du monument encore inaccessibles au grand public.Humblement, suivons la leçon du voir à travers le « regard des choses dans le miroir du néant », pour reprendre la belle expression de Walter Benjamin : cette paléographie des mondes invisibles, chacun des passages de Jean-Christophe Ballot en porte témoignage. D’abord les appartements désuets, d’un style Napoléon III provincial et douillet, fossilisés dans leur grâce par un temps mystérieusement suspendu. De théâtrales alcôves tapissées de verdures mitées, des vases en vieux Delft, des trompe-l’œil de matière et de grands iris mauves sur un papier peint pantelant d’humidité, et cette penderie débordante de canotiers, corsets et vieux drapeaux roulés après l’armistice…
Jean-Christophe Ballot, dans sa post-face du catalogue « Abbaye de Beauport » aux éditions Marval, aime à évoquer l’Esprit des lieux en termes de sensations telluriques, appréciation inattendue sous la plume d’un jeune professionnel, mais non sous celle d’un fervent lecteur des « Pierres sauvages » de l’architecte Fernand Pouillon.
A cette ambiance « habitée » succède le désarroi de lieux évidés, onze ans plus tard. Y subsistent les traces éclaircies de cadres ôtés et les strates de journaux encollées sous des papiers peints en partance. Parfois, un détail de finition, une coquetterie d’ébéniste se révèlent à l’attention dans ce grand vide sonore. Ainsi ces naïves coquilles Saint-Jacques répétées au devant des cheminées ou au plein-cintre des alcôves. Ainsi ces oiseaux empaillés, décapités par l’usure, posant au rebord d’un œil-de-bœuf, ou bien encore cette procession fantomatique, à la Man Ray, de cintres incarnant autant de présences disparues. « Les choses immobiles et muettes n’oublient jamais : mélancoliques et méprisées, elles reçoivent la confidence de ce que nous portons de plus humble, de plus ignoré au fond de nous-mêmes » rêve Milosz, toujours lui, dans L’Amoureuse initiation.
A ce qui pourrait être voyeurisme d’une déchéance, Jean-Christophe Ballot confère, par la transcendance de son regard « miloszien », le statut le plus incontestable – celui d’une œuvre d’art, sensible et faisant date dans son œuvre comme dans la mémoire de Beauport. . « L’odeur du silence est si vieille… » écrivait O. W. de L. Milosz dans ses Lettres.De fait, la vision introspective de l’artiste trouve là l’un de ses meilleurs sujets, la nature morte, ou plus exactement still leben, encore vivante, selon la jolie définition des peintres flamands. Loin des monumentales compositions du Louvre ou des immensités de L’Eau grande, il sait aussi se pencher sur l’infiniment éphémère des petites choses, qui déjà l’avaient touché en 1993 – voyez ces galets d’enfant, maladroitement peints puis abandonnés au rebord d’une fenêtre, ou cette inscription à la craie sur la porte du grenier. Une décennie plus tard, c’est toute une scénographie hasardeuse, faite d’abandon et d’anciens heurts, qu’il éclaire et révèle sous le regard doux du témoin-passeur.
En véritable memento mori contemporain (au sens du memento mori chrétien et en opposition au memento vivere ), cette série, servie par des tirages volontiers ténébristes, décline de bien belles variations sur le thème du temps s’écoulant au sablier. Cette bouteille emplie de lumière, telle un hommage à Morandi, ou cette Vierge « au lavabo » qui s’enracine dans une grande tradition iconique, n’en renouvellent-elles pas le genre dans leur décalage surréaliste ? Certes, comme Huysmans dans Là-bas, Ballot pourrait dire que « c’est très bon, la poussière. Outre qu’elle a un goût de très ancien biscuit et une odeur fanée de très vieux livre, elle est le velours fluide des choses, la pluie fine mais sèche, qui anémie les teintes excessives et les tons bruts. Elle est aussi la pelure d’abandon, le voile d’oubli. » Mais ne contribue-t-il pas aussi à en épousseter la part mortifère, pour restituer au futur la splendeur de ces lieux ?
Jean-Christophe Ballot a été séduit par l’emboîtement des plans qui s’observe depuis les innombrables fenêtres. Ce thème, récurrent chez Jean-Christophe Ballot, rejoint cependant dans ses travaux la réflexion des peintres humanistes de la prime Renaissance. Cadre virtuel de la prise de vue, la fenêtre incarne autant l’outil de captation que le point de vue de l’artiste sur le monde. Ballot revendique le plan fermé et réflexif de la baie en tant que miroir de l’intériorité, d’où sa série des fenêtres de nuit ne reflétant jamais que les accrocs du temps sur les vitres, les toiles d’araignée ou la buée, d’où cette autre série jouant sur les plis du rideau ouvert, fermé, véritable rideau de scène avant que les trois coups ne soient frappés.
Laurence Meiffret
Concervatrice de l’abbaye de Beauport