retour À propos du livre Pharmacosmos

Pharmacosmos

Françoise Denoyelle

Granulateur, tamiseur, mélangeur, géluleuse, fondoir le peuple d’un univers aseptisé se déploie de prise de vue en prise de vue sur le théâtre qu’organise Jean-Christophe Ballot dans l’enceinte des Centres de recherche en pharmacologie et en cosmétique et dans les unités de production du Val de Reuil. Le photographe soustrait des laboratoires un champ visuel où s’organise le monde clos, improbable et flagrant, de machines dont les potentialités architecturales et les licences de songeries sont mises à nu dans un parti pris de structuration et d’exposition. Entre l’arrière plan froid d’un « tableau de pontage » dressé dans la splendeur olympienne de ses tubulures et les excroissances métalliques d’un « silo de vidange » chamarré d’adjonctions nickelées, viennent sourdre deux champs de la création nés dans les premières décennies du XXe siècle : le Futurisme italien, le Constructivisme russe, la Nouvelle objectivité allemande en symbiose avec la vie industrielle et le Surréalisme qu’a éclairé Man Ray de sa lanterne magique.

La circulation des idées entre des courants artistiques si différents, les interférences d’expérimentations, la rupture entre l’image et son référent ont irrigué le radicalisme d’une nouvelle conscience culturelle de la perception contemporaine. C’est à la lumière de l’exceptionnel dynamisme de la photographie pour s’affranchir de canons picturaux et se constituer comme art autonome qu’il faut interroger le travail de Jean-Christophe Ballot. Les images de machines et les plans extérieurs des unités de production vierges de toute présencehumaine ne participent pas du simple reportage que peut commander une entreprise dans le cadre de son auto promotion. Elles incarnent ce que Waldemar George intitule « Photographie pure poussée créatrice ». Dans un univers d’électronique, d’informatique, de robotique où se meuvent, dans la blancheur de leur tenue, les techniciens, les ingénieurs, les chercheurs, Jean-Christophe Ballot élit ce qui demeure du monde de la fabrication industrielle, du génie créateur de l’homme maîtrisé par la main : la machine, dans une ultime synergie avec le forgeron, face aux batteries d’ordinateurs, d’écrans, de circuits intégrés et de diagrammes.Parce que photographe, mais aussi réalisateur, en grand pourvoyeur de lumière dont il a apprivoisé la maîtrise, en grand constructeur d’espaces à rêver arrimant les dégradés de gris aux noirs profonds, l’artiste fait sourdre des pans d’ombres, des foyers de hautes lumières, des transparences où se confondent substance en fusion et glace. La « colonne de chromatographie » se voit pourvue d’un double ombreux aux allures de hallebardier cybernétique. L’« Hélice d’une agitation de réacteur » déploie sa traîne de luminescence surgie d’abysses dans un ordonnancement de contrastes qu’opère la texture métallique soumise aux sources d’éclairage. La verrerie distille ses flots de transparences, ses cascades limpides dans l’enchevêtrement des tuyaux. Mais d’une façon générale, si les effets de lumière sur la matière participent de la capture du réel pour mieux l’interpréter, le soumettre aux injonctions d’une rêverie, l’ensemble des clichés procède d’une économie de moyens qui sied à l’environnement industriel.

La mise à distance de machines complexes, dont la destination est confinée à des opérations spécifiques sans références avec les codes d’usage qui fondent le quotidien, s’accomplit par une double approche technique et artistique. Le choix d’opérer à la chambre 4 X 5 inches source de détails précis dans le rendu des matières et de leur texture et la faible profondeur de champ privilégiée procèdent d’un dispositif technique savamment orchestré dans un scénario de mise en situation pour que s’impose l’évidence du sujet dans sa matérialité, sans ancrage avec le hors champ. Les prises de vue frontales maîtrisent la prolifération anarchique de machines complexes, interrogent l’espace en architecte, construisent des cadrages où le vide circonscrit les volumes, où les surfaces s’imbriquent et les masses s’insèrent dans les lignes de fracture. Mais ombre et lumière à la fois, l’image déjoue les angles d’attaque d’un discours discursifs dans la solitude de sa création. La photographie de Jean-Christophe Ballot est une photographie méditative dans l’immémoriale sérénité d’un temps sans effets. L’image n’est pourvue que d’un titre, support de rêveries propres aux explorations incertaines. « Boucheuse », « Corps d’explosion et enrouleur NEP », « BB Zart crème Process continu », « Résonance Magnétique Nucléaire », fonctionnent comme les archétypes d’un savoir si étranger à notre culture, si confus dans nos souvenirs, si porteur de connotations sans rapport avec l’acception scientifique, qu’ils nous invitent à des contemplations où l’émotion transgresse la réalité de la trace et fait se lever la pure jubilation d’un esprit en alerte soudain fécondé par la beauté.

Les escapades de Jean-Christophe Ballot hors du champ clos de la science appliquée et de ses autels, au-delà des frontières de l’expérimentation, de l’exploitation, de la fabrication, instaurent un dialogue entre le minéral et le végétal. L’architecture étend ses lignes et ses volumes, impose ses écarts et ses règles. Elle fixe ses aplats de blanc et de noir le long des murs, des enceintes, des cuves. Les arbres dressent leur incantation de verdure, déploient des vertiges de branchages tombant à pic, se combinent aux structures des édifices pour se perdre dans les cheminées. L’artiste manipule la profondeur de champ, se joue du net et du flou dans des constructions où les règles de l’optique et de la perspective échafaudent des rapports d’échelle propres à la création photographique et font de celle-ci un support d’interrogations.

Françoise DenoyelleProfesseur des universités, ENS Louis-Lumière

Waldemar George, « Photographie vision du monde », in Photographie, Paris, Arts et Métiers graphiques, 1930, p. 138.Jean-Christophe Ballot, architecte DPLG, est diplômé de l’Ecole nationale supérieure des Arts décoratifs et de la FEMIS où il a suivi les cours d’éclairage dispensés par Charlie van Damme et Ricardo Aronovitch.

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